La Turquie se prépare à commémorer le 24 Avril, à sa manière

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Traduction Gérard Merdjanian - commentaires

Il n'y a aucun intérêt, sauf pour la Turquie, à discuter de la réalité des événements qui se sont déroulés en 1915. Les preuves et les témoignages produits sont plus que suffisants pour qualifier ces massacres de masses, prémédités et organisés par le gouvernement Jeunes Turcs, de génocide. Il n'est pas, non plus, nécessaire de faire la liste de tous les parlements, gouvernements, organismes internationaux ayant reconnu ce fait ; y compris la quasi-totalité des chercheurs et/ou historiens. Si discussion il doit y avoir avec la Turquie, c'est sur les conséquences de leur acte et non sur l'acte lui-même.

Que la population qui défile le 24 Avril, que ce soit en Arménie ou dans les différents pays, villes où existe une communauté arménienne, soit mue par des sentiments divers et variés, n'est pas nouveau, ni même étonnant. Tous les manifestants ne sont pas des militants ou membres d'associations. Cela est vrai pour les Arméniens comme pour les autres peuples. Pensez essentiellement en pourcentage du nombre d'habitants : quand 500.000 personnes vont se recueillir au Mémorial de Dzidzernagapert, cela représente 1/7 de toute la population d'Arménie. Je ne connais pas de pays, sauf-peut-être Israël, capable de rassembler un tel pourcentage de sa population dans une manifestation.

Si 95 ans après le génocide, le ressentiment des Arméniens reste toujours aussi vivace, il n'y a pas lieu de s'inquiéter pour l'avenir, il y aura toujours des jeunes pour reprendre le flambeau et des moins jeunes pour défendre la Cause arménienne devant la communauté internationale.

A part quelques intellectuels et/ou universitaires, ni l'Etat, ni la société, ni les organisations turques ne sont prêts à revoir leurs certitudes. Aussi, Ankara n'a pas fini d'entendre parler des Arméniens.

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La Turquie essaie par divers moyens d'entraîner la question de la reconnaissance du génocide sur le terrain historique. L'activité d'Ankara augmente toujours en avril, quand, inquiet quant de la reconnaissance du génocide arménien par de nouveaux parlements et/ou gouvernements de différents pays, il commence à agir suivant son mode habituel : le chantage, les menaces et les déclarations ‘d'innocence'.

Tout cela, bien que pénible pour Ankara, commence à impacter de plus en plus faiblement la communauté internationale, et réalisant cela, la Turquie déclare que l'Arménie est réticente à ouvrir les archives du génocide. Pour commencer, il n'y a presque pas d'archives ottomanes en Arménie, vu qu'à l'époque de la Première Guerre mondiale, l'Arménie orientale faisait partie de l'Empire russe et qu'en conséquence des documents sur cette période ne se trouvent dans les archives officielles d'Erevan. La plupart des archives ottomanes sont conservées à la Bibliothèque du Congrès des Etats-Unis, certains autres - dans des pays européens. Les dépêches du dernier ambassadeur des États-Unis de l'Empire ottoman, Henry Morgenthau, s'y trouvent également. L'Allemagne possède pour sa part également une bonne quantité de documents, en tant qu'alliée du Sultan. Les ambassadeurs de ces deux pays faisaient régulièrement des rapports sur la situation dans l'empire. Cependant, comme pour les archives turques, on ne peut pas en retirer grand chose. Car il ne fait aucun doute que certains documents portant directement sur la déportation et l'extermination de la population arménienne, ont été supprimés. Cette suppression date de l'époque d'Atatürk, probablement immédiatement après la proclamation de la République turque. Les autorités turques soulignent qu'ils n'ouvriront les archives que si l'Arménie fait de même.

Cette année, leur tactique consiste à déclarer que ce sont les historiens plutôt que les politiciens qui devraient examiner les preuves du génocide. Parallèlement, dans la communauté académique internationale, il est indécent de nier le génocide des Arméniens. Toutefois, la Turquie n'est pas perturbée par cela. Le plus intéressant est qu'Ankara, tout en étant parfaitement conscient de la nature déclarative de ses déclarations, en particulier concernant le dernier jugement de la cour de l'Argentine, continue néanmoins à appeler la malédiction sur les pays qui ont reconnu le génocide arménien. Menaces qui se révèlent être vides.

Dans la même logique, il n'y aura certainement pas de détérioration des relations entre la France et la Turquie, si le Sénat français se prononce pour l'adoption de la loi pénalisant la négation du génocide. En fait, il est fort probable que les menaces de la Turquie soient adressées à la diaspora arménienne, ce qui engendre la confusion, surtout si nous nous rappelons les paroles du ministre turc des Affaires étrangères, Ahmet Davutoglu, qui récemment déclarait que les Arméniens dispersés à travers le monde sont en fait de la diaspora turque : "Ils sont les descendants de nos concitoyens, nous devons communiquer et travailler avec eux et ne pas les éloigner de nous. Ils sont nos concitoyens." Dans une certaine mesure, Davutoglu a raison : ils sont [la diaspora arménienne], des citoyens respectueux des lois de l'Empire ottoman. Mais avant d'établir des relations avec eux, la Turquie devra leur expliquer, sans faire référence à une mythique ‘cinquième colonne de la Russie' comment ‘dans le dos de l'Empire ottoman ils ont essayé de se saisir de l'Arménie occidentale'.

La question est de savoir si l'Etat turc, représenté par M. Erdogan et Ahmet Davutoglu, est prêt à dire : "Oui, nous vous avons massacré parce que nous ne vous ressemblons pas. Vous étiez chrétiens et vous aviez beaucoup d'argent." Il est quasiment certain, que les Arméniens ne recevront jamais d'excuses de la Turquie pour les massacres de 1915. Et même si cela devait se faire un jour, il y aura une génération vivant en Arménie pour qui les événements de 1915 seront un lointain passé. L'assimilation de la diaspora ne cesse d'augmenter, et d'ici une génération, seuls quelques-uns se souviendront encore de leurs ancêtres. Hélas, un tel scénario pourrait se produire également en Arménie. Le 24 avril la plupart des jeunes Arméniens qui défilent devant le mémorial de Dzidzernagapert, le font par habitude. Ainsi, petit à petit le jour de deuil national du 24 avril se transforme progressivement en une simple journée de congé. Probablement, nous sommes nous-mêmes à blâmer pour la dépréciation de cette journée.

Karine Ter-SahakianPanArmenian – Département Analyse