Sud-Caucase : Un avenir incertain


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Traduction Gérard Merdjanian – commentaires

2011 n’a vu aucun progrès sur les deux processus majeurs de la politique étrangère de l’Arménie : La normalisation des relations arméno-turques et les négociations de paix avec l’Azerbaïdjan sur le conflit du Karabakh. Au contraire, la situation s’est aggravée tant sur la ligne de contact entre le Haut-Karabakh et forces azéries qu’avec les relations inexistantes avec la Turquie.

Le surarmement et la sophistication des armes de Bakou ont entrainé la violation systématique et quotidienne du cessez-le-feu et la mort de plusieurs de soldats et de civils de part et d’autre. L’odeur du pétrole et maintenant du gaz ont tourné la tête du président Ilham Aliev, et les dirigeants azerbaidjanais à l’instar de leur chef, ont toujours refusé de retirer les snippers de la ligne de front, tout comme reconnaître le principe d’autodétermination des peuples. Seule compte l’intégrité territoriale et le retour à la situation d’avant 1988, avec ou sans la présence des Arméniens du Haut-Karabakh.

Quant à la Turquie, qui ni n’a jamais voulu normaliser ses relations avec sa voisine malgré sa politique du ‘zéro problème’, et pour qui tous les prétextes sont bons pour repousser la ratification des protocoles, signés sous la pression de Washington, vient de trouver un nouvel élément inespéré pour ce faire : la pénalisation du déni de génocide (arménien) par la France. Inespéré certes, mais au combien impossible à avaler car cela mettrait à mal tout le dogme de l’Etat-nation depuis sa création en 1923, édifié en partie sur les cadavres de 1.500.000 d’Arméniens, sans compter les Grecs et les Assyro-Chaldéens. Dur d’effacer d’un coup de trait un siècle de mensonges et de malversations. Que l’on soit laïc ou religieux, de droite ou de gauche, un seul mot d’ordre : ‘touche pas à ma fierté nationale’. Comme dirait Monsieur Erdogan-Damart : ‘Génocidaire, moi, jamais’

Le malheur des uns fait le bonheur des autres, celui des descendants des rescapés du génocide, éparpillés à travers le monde, et qui depuis des décennies frappent à la porte des grandes puissances pour faire reconnaître et condamner le premier crime contre l’humanité du XXème siècle.

Il y a longtemps que la reconnaissance du génocide arménien a quitté le domaine de l’histoire pour rentrer, ainsi que sa condamnation, dans celui politique.


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Bilan 2011

En 2011, aucun nouveau développement n’a été enregistré ni dans le règlement du conflit du Karabakh ni dans les relations arméno-turques. Les réunions, avec une large publicité, des présidents arménien et azerbaïdjanais à Sotchi, et plus important encore à Kazan, n’ont débouché sur aucune signature de document. L’activité du Groupe de Minsk s’est arrêtée au point de congélation et il est peu probable que le remplacement du coprésident français y change grand chose. Le règlement du conflit du Karabakh est directement lié à la participation de la RHK dans le processus. Si les représentants du gouvernement élu de la République d'Artsakh se joignent à la table des négociations, celles-ci se termineront beaucoup plus vite.

L’Azerbaïdjan, à son tour, est bien conscient que dans ce cas, la RHK agira comme une entité indépendante, et qu’aucune des promesses du président Ilham Aliev sur l'octroi d’une «large autonomie», ne seront prises en compte. En principe, ces promesses ne sont pas prises au sérieux, même maintenant, mais elles permettent de faire du bruit. C'est probablement l'un des défauts majeurs du règlement du conflit. Quant à la probabilité que 2012 marque une "percée" dans le règlement du conflit, comme les responsables européens aiment dire, est très faible.

Les relations arméno-turques sont restées au même niveau, c'est à dire sur rien du tout. Le retour des protocoles sur l’agenda du Parlement turc peut être considéré comme une pression de Washington, qui tente toujours de concilier l'Arménie et la Turquie. Cependant, personne ne sait vraiment comment cela se déroulera ; une simple ratification des protocoles ne peut pas régler tous les problèmes.

Un saut qualitatif s'est produit dans le processus de reconnaissance internationale du génocide arménien. L'Assemblée nationale française a voté une loi pénalisant le déni des génocides et notamment arménien. Toutefois, le projet de loi doit encore être approuvé par le Sénat et signé par le Président de la République. Selon toute vraisemblance, c’est en bonne voie. La Knesset israélienne, aussi, a abordé la question de la reconnaissance du génocide arménien par l'Etat d'Israël, mais sans procéder à un vote. De son côté, le Congrès américain a adopté la Résolution 306 sur la restitution des biens religieux chrétiens se trouvant en Turquie à leurs vrais propriétaires, et notamment arméniens, c'est à dire à la communauté arménienne d'Istanbul, qui sont les successeurs d'un million et demi d'Arméniens massacrés entre 1915 et 1923. Bien que la résolution ne soit pas contraignante pour Ankara, elle agit sur les nerfs de la Turquie.

La course au leadership régional entre la Turquie et l'Iran s'est intensifiée durant cette dernière année, mais aucun de ces pays ne peut jusqu'à présent se vanter de ses réalisations. L'hystérie turque sur la question arménienne peut se révéler coûteuse pour Ankara, ainsi que le désir persistant de l'Iran de faire quelque chose contre le "grand Satan", c'est à dire les Etats-Unis. Mais le plus important reste les événements au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. L'année 2011 restera marquée par l'effondrement du monde arabe qui, pour une raison quelconque, a reçu le nom de «printemps arabe». Les protestations qui s'élevaient ont bouleversé puis renversé les gouvernements existant en Tunisie, en Egypte et en Libye, et ont crée de sérieux troubles au Yémen, au Bahreïn et en Syrie, conduisant les dirigeants arabes à s'inquiéter sérieusement pour l’avenir. Cela s'applique plus particulièrement aux monarchies pétrolières du Golfe, qui en cas d'évolution défavorable, risquent de perdre leurs puissances, et donc le pétrole et l’argent.

Si le but ultime du «printemps arabe» est le retour à des relations tribales et à la guerre civile, nous pouvons dire que l'objectif est presque atteint. 350 millions d’Arabes sont inquiets, se trouvant malgré eux dans cette situation, car cela augmente le rôle de l'Iran comme partie prenante dans l'instabilité des Sunnites du monde arabe.

Lors d'une conférence du Conseil de Coopération du Golfe (CCG), le roi Abdallah d'Arabie saoudite a déclaré : "Je vous exhorte tous à passer d'une phase de coopération à une phase d'union au sein d'une seule entité. Le Conseil d'Etat doit se rassembler pour former une forte union. Nous devons aider tous les frères dans le monde arabe et nous abstenir de conflits et de sang. Nous devons rester unis et vigilants. Nous avons appris de l'histoire et d'expérience à ne pas rester immobile face à la réalité. Celui qui demeure un simple spectateur, sera perdu ... C'est quelque chose que nous n'accepterons pas pour l'amour de notre pays, de notre peuple, de notre stabilité et de notre sécurité." En clair, le roi Abdallah préconise l'établissement d'un nouveau califat arabe, avec sa capitale à Riyad. Il est indubitable que ce califat, avec comme religion principale l'islam wahhabite, n’apportera aucune paix, ce qui suppose des attaques terroristes, des assassinats et d’autres actes, ce qui n’apportera rien de plus à l'une quelconque des trois anciennes religions.

En 2012, des élections présidentielles auront lieu aux États-Unis, en France et en Russie. Et bien que certains observateurs attachent des espoirs et des attentes de ces élections, ils risquent forts d’être déçus. La politique des grandes puissances ne procède pas de la personnalité du président (même si elle joue un rôle), mais découle des objectifs stratégiques de l'Etat. Et même si c'est un peu plus compliqué avec la Russie, Vladimir Poutine sera évidemment élu président. Toutes les déclarations sur la ‘démocratie’ et la ‘liberté’ sont de simples mots ; l'Occident n'a pas besoin des émeutes russes, il a suffisamment de problèmes, même sans elles.

Les Etats-Unis et l’Azerbaïdjan

Ayant passé un an au poste d'ambassadeur américain en Azerbaïdjan, Matthew Bryza retourne à Washington. Il ne pouvait en être autrement : le président a le droit de nommer un ambassadeur pendant le congé du Sénat, mais sa confirmation reste nécessaire. Et parce que les sénateurs n'ont pas accepté le choix d'Obama, par conséquent, la courte carrière de Bryza à Bakou a pris fin.

Et ce n'est pas à cause du lobby arménien, auquel se réfèrent souvent les médias azerbaïdjanais, mais c'est à cause du diplomate lui-même, qui, selon un observateur du Washington Post, Fred Hiatt, a mis ses intérêts "particuliers" au-dessus des intérêts nationaux. Hiatt écrit que le Département d'Etat rappelle Bryza, qui a "servi avec distinction", mais rien n’est dit sur le rôle de M. Bryza dans le règlement du conflit du Haut-Karabakh, alors que c’est son comportement dans ce domaine qui a conduit au blocage de sa nomination. Bryza a dû faire face à l'effet cumulatif classique : il ne faut pas parler si haut et sans équivoque contre les deux problèmes nationaux de la nation arménienne - le génocide et l'Artsakh - et se demander ensuite pourquoi une telle brillante carrière est ruinée.

Quelques jours plus tard, le New York Times a publié un article signé Frank Jacobs, "Frozen in Time", à propos des conflits de Chypre et du Karabakh. Nous allons encore revenir à Jacobs, mais la colonne dans le Washington Post appelle quelques réflexions. Pas une seule fois en 2011 n’apparaît dans Wikileaks des enregistrements émanant de Bakou, et montrant des points positifs pour le régime Aliev. La dispersion de manifestations et les détentions d'opposants n’incitent pas Aliev à paraître comme un «démocrate» aux yeux de ses amis américains. Autre chose : les Etats-Unis ont examiné la situation et réalisé que dans le cas où ils envahiraient l'Iran, il ne faut pas compter sur Bakou, et qu’ils risquent d’avoir des problèmes avec Aliev. Par ailleurs, les Etats-Unis ont un allié fiable en la personne de Mikhaïl Saakachvili, qui mettra à disposition ses aérodromes comme bases pour l’US Air Force. Selon Hiatt, et c’est un point très important, aucun ambassadeur américain en Azerbaïdjan ne sera perçu comme une personne neutre mais plutôt comme un représentant des intérêts du lobby arménien, indépendamment de ce que cet ambassadeur pense vraiment du conflit du Karabakh ou du Génocide Arménien.

De même pour l'article dans le blog de Frank Jacobs dans le New York Times, qui définit très clairement les conflits de Chypre et du Karabakh. L’auteur estime que le conflit arméno-azéri porte sur la période 1988-1994. Partant de là, ce qui s'est passé après et ce qui se passe aujourd'hui n'est rien d'autre qu'une tentative de Bakou de recevoir une compensation pour la guerre perdue. Le journaliste appelle l’Artsakh de facto une république (RHK). En fait, c'est la première fois que le Haut-Karabakh a été appelé de cette façon dans la presse américaine. L'article, entre autres choses, contient un point intéressant : Jacobs suggère que la communauté internationale doit reconnaître Chypre et le Haut-Karabakh en tant que réalité politique du XXIème siècle. Une suggestion toutefois controversée ; la Turquie et l'Azerbaïdjan seront difficilement d'accord pour une telle reconnaissance, mais le simple fait qu'elle ait été exprimée, nous donne quelque espoir.

Toutes ces publications seront suivies par d'autres en vue d’un seul et même but - inciter Ilham Aliev à changer la situation dans le pays, à organiser des élections normales et à secouer un peu moins son petit poing. La région et les Etats-Unis préfèreraient qu'il se comporte de façon plus appropriée. Mais plus probablement, Aliev continuera de croire dur comme fer qu’il a raison, et suivra la même route de violence et de corruption. Évidemment, Bakou n’a tiré aucune leçon des tristes exemples des régimes arabes, mais il ferait bien d’y penser. Ilham Aliev n’est différent de Kadhafi ou de Moubarak seulement par le fait qu'il a été fait chef d'Etat par son père. Il n’a pas eu à gagner le pouvoir et c'est là sa faiblesse, laquelle est utilisée par tous ceux qui veulent le renverser. Washington le sait mieux que quiconque et en suivant la politique du bâton et de la carotte, il a réussi jusqu'ici à manipuler l'Azerbaïdjan. Mais si et quand il deviendra trop collant, ni le pétrole ni le gaz, ni les millions ne sauveront Aliev. Des millions qui, soient dit en passant, n’ont sauvé personne jusqu'à maintenant.

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