Projet de loi sur les dénis de génocides : L’après saisine



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Traduction Gérard Merdjanian - commentaires

La Turquie a bien fait son travail de lobbying. 77 sénateurs et 65 députés (il n’en fallait que 60 d’une des deux Chambres) ont déposés deux recours distincts, portant sur le même texte de loi. Le Conseil constitutionnel dispose d’un mois pour indiquer sa décision ; délai qui peut être ramené à une semaine en cas de demande par le gouvernement.

En fait le recours des parlementaires ne repose pas sur le texte lui-même qui est tout à fait conforme à la Constitution puisque cela concerne tous les génocides reconnus par la France et qui est la transcription dans le droit français d’une décision-cadre de l’Union européenne (n° 2008/913/JAI). Les demandes des sénateurs et des députés portent en réalité sur les tenants et les aboutissants du projet de loi de pénalisation des dénis de génocides.

Des tenants qui se résument par les remarques du type :
-      Ce n’est pas au parlement d’écrire l’histoire, alors que l’histoire est déjà écrite, reconnu par 90% des historiens non-turcs et non-arméniens, et que le parlement se contente d’en tirer les conséquences pour protéger ses concitoyens. Si loi mémorielle il y a, c’est celle de janvier 2001 qu’il y a lieu de critiquer et non l’actuelle.
-      C’est une loi électoraliste à la veille des élections, vu le nombre d’élections en France, toute loi est à la veille de quelque chose. Soyons honnêtes et réalistes : Ce ne sont pas les 300.000 français d’origine arménienne (les autres n’ayant le droit de vote) qui vont changer quoi que ce soit aux résultats. Et ce d’autant que les deux principales formations (UMP et PS) appelaient toutes deux à voter le projet de loi.

Quand aux aboutissants plus nombreux, ils se résument comme suit :
-      C’est empêcher les chercheurs de pouvoir travailler librement, la loi Gayssot datant du 13 juillet 1990 concernant la Shoah, n’a jamais empêché personne de travailler sur le génocide juif. Pourquoi celle-là le serait-elle ?
-      C’est réprimer le droit à la libre expression, la loi Gayssot n’a jamais empêché personne de s’exprimer, même quand les propos sur les camps étaient limites scandaleux. Il ne faut oublier qu’au final c’est au tribunal que reviendra de droit de juger de la gravité du déni et d’appliquer ou non une sanction. Quant aux dirigeants Turcs ils sont couverts par l’immunité diplomatique.
-      La France va se mettre la Turquie à dos, perdre un certain nombre de marchés, et dégrader encore plus sa balance commerciale. Ce qui est totalement faux, car les échanges commerciaux ont fait un bond de 30% après la loi reconnaissant le génocide arménien en Janvier 2001. Ce qui était beaucoup plus grave pour la Turquie.

Comme on le voit, le débat n’a plus rien à voir avec la constitutionalité ou non de la loi, c’est devenu une affaire essentiellement politique. De politique intérieure où la dimension communautaire joue un rôle important aux yeux de beaucoup, de politique commerciale teintée d’affairisme avec un partenaire dont les échanges commerciaux se sont élevés à 12 milliards en 2011, et enfin de géopolitique où la France essaie de placer ses pions.



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* Réactions françaises *

Le président Nicolas Sarkozy a exprimé son mécontentement quant à la décision des 77 sénateurs de faire appel au Conseil constitutionnel.

"L'initiative me semble un mauvais tour," a déclaré Sarkozy, s'adressant à la majorité parlementaire. Il a également indiqué que dans le cas où le projet de loi serait abrogé, un autre appel sera déposé au Conseil contre la pénalisation de la négation de l'Holocauste, selon Le Monde.

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La députée Valérie Boyer, auteur du projet de loi pénalisant la négation des génocides, a indiqué qu'elle n'était pas surprise par la décision de certains sénateurs du recours auprès du Conseil constitutionnel, pour faire abroger la loi. Elle écrit sur son Facebook :


"C’est avec une profonde tristesse que j’apprends le recours déposé par les sénateurs et les députés français auprès du Conseil constitutionnel contre la loi visant à pénaliser la contestation des génocides reconnus par la loi adoptée le 23 janvier dernier.

Même si ce n’est pas une surprise, je suis déçue de constater que certains parlementaires préfèrent le légalisme à l’humanisme.

Bien que je respecte leur décision puisque c'est leur droit le plus strict, je partage la douleur des familles dont la mémoire des victimes est une nouvelle fois éprouvée par cette procédure.

Pour moi, la pression exercée par un Etat étranger négationniste ne doit pas l’emporter sur une cause universelle, sur la défense des droits de l’Homme et la grandeur de la France.

Mais la messe n’est pas encore dite. Il appartient maintenant aux constitutionnalistes de faire entendre leurs arguments et je sais qu'ils sont nombreux à plaider pour la constitutionnalité du texte.

Quoiqu’il en soit, je reste convaincue qu'il n'est pas admissible sur le territoire français que la mémoire des victimes de génocides reconnus par la France ne soit pas protégée de la même façon ! C'est une inégalité de traitement, une cruelle discrimination parfaitement inacceptable et contre laquelle je me battrai jusqu’au bout."

* Réactions turques *

"La France s'est montrée injuste en adoptant le projet de loi pénalisant la négation du génocide arménien," a déclaré l’ambassadeur de Turquie en Azerbaïdjan, Hulusi Kılıç, lors d'une conférence dédiée au 20ème anniversaire de la création des relations diplomatiques entre l'Azerbaïdjan et la Turquie.

L’Ambassadeur a en outre indiqué que les dirigeants français ont failli dans leur travail de médiateur en ne défendant pas la sauvegarde d'un pays pour l'une des parties en conflit [le Karabakh]. De plus, la Turquie compte soulever la question à la fois dans le cadre de l'OSCE et dans d'autres organisations internationales.

"Si la France se respecte, elle doit réfléchir sur son retrait du Groupe de Minsk de l’OSCE," a-t-il précisé.

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Le ministre des Affaires étrangères turc, Ahmet Davutoglu, a salué pour sa part, l'initiative des sénateurs français contre le projet de loi. "Cette démarche réaffirme que les sénateurs et les députés français adhèrent à leurs propres valeurs. Nous ne pouvons rien faire d’autre qu’attendre patiemment la décision du Conseil constitutionnel. Je veux que l'amitié turco-française gagne à la fin de ce processus."

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Le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, espère quant à lui que le peuple français s'opposera à ce  projet de loi. "La France de la Renaissance a été guidée par la raison. La France sous Sarkozy est basée sur des dogmes, des préjugés et des absurdités," a-t-il déclaré dans son allocution télévisée.

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De son côté, le président turc Abdullah Gül a exprimé l’espoir que la France prendra la "juste" décision sur le projet de loi.

* Brève Etats-Unis *

Le Comité National Arménien d'Amérique - Région de l'Ouest - annonce la proposition à l'Assemblée de Californie de la Résolution 96, introduit par le député Felipe Fuentes (CA-AD-39-D-Arleta). La résolution commémore les massacres d'Arméniens d’Azerbaïdjan à Soumgaït (Février 1988), Kirovabad (Gandja) et Bakou, et invite les législateurs à se souvenir des victimes des massacres et de l'oppression des Arméniens d’'Azerbaïdjan, dont un grand nombre ont difficilement survécu aux atrocités et ont fini en tant que réfugiés aux Etats-Unis, notamment en Californie.

"Je suis honoré de diriger l'Assemblée de l'Etat pour commémorer le massacre des Arméniens en Azerbaïdjan, il y a près de 25 ans. Le peuple arménien a démontré à travers l'histoire qu'il est un vrai survivant. Il a fait face à la persécution et au génocide, et pourtant il a une fois de plus prospéré et est devenu une partie intégrante de notre communauté en Californie. Nous sommes réunis aujourd'hui pour reconnaître les atrocités du passé afin que nous ne les répétions pas à l'avenir."

La résolution, qui devrait être adopté avant la date anniversaire du 27 Février, commémorant les massacres de Soumgaït, explicite plus largement  le pourquoi de ces massacres, suite à l'idée répandue du jeu anti-démocratique rencontré par les Arméniens du Haut-Karabakh lorsqu’ils ont voté pour l'indépendance à la chute de l'Union soviétique.

* Le coin des experts *

* Lévon Hovsepian

Une déclaration a été publiée suite à la récente réunion à Moscou des ministres des Affaires étrangères de la Russie et de la Turquie, dans laquelle est souligné leur intérêt dans la résolution du conflit du Haut-Karabakh. Ils ont exprimé l'espoir que le travail effectué par l'Arménie et l'Azerbaïdjan avec la médiation des coprésidents du Groupe de Minsk produira des résultats positifs dans un avenir proche.

Selon le turcologue Levon Hovsepian, la Turquie a ainsi voulu montrer qu'elle était offensée par l'Union européenne. Ankara a cherché à instrumentaliser la déclaration Lavrov-Davutoglu pour intensifier son implication dans le processus de résolution du conflit du Karabakh en réponse à l'adoption par le Parlement français de la loi sur la pénalisation des dénis de génocides.

"Ainsi Ankara a préféré démontrer sa mauvaise humeur vis-à-vis de l’UE, au lieu d’essayer de resserrer ses relations avec Moscou. Cependant l'UE et la Russie sont bien conscientes que la Turquie ne peut pas jouer un rôle stabilisateur dans le Sud-Caucase."

Ankara s'est trouvée dans une situation difficile au vue des développements concernant l'Iran et la Syrie, qui menacent de déstabiliser l'ensemble du Moyen-Orient. "Dans les deux cas, les processus sont proches d'une solution militaire, et Ankara peut être impliqué, directement ou indirectement, dans de possibles actions militaires et, par conséquent contrecarrer sa politique du ‘zéro problème avec les voisins’," a déclaré l’expert.

* Miroslav Popovitch

"La décision du Sénat français de pénaliser le déni du génocide est totalement juste. Il y a des preuves documentaires, confirmant l'énormité des massacres contre les Arméniens. C'est un fait indéniable que c'était un génocide," a déclaré le directeur de l'Institut Philosophique GS Skovoroda, et membre de l’Académie nationale des Sciences d'Ukraine, Miroslav Popovitch, et d’ajouter que c’est la négation persistante des crimes contre toute une nation.

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Extrait de Radiolour et de PanArmenian.